Une pile de neuf volts, deux
électrodes : la neurostimulation peut commencer. Paulo Boggio,
chercheur en neurosciences cognitives à l'université Mackenzie de Sao Paulo,
module le courant, ne dépasse jamais les deux milliampères. La charge
électrique vient chatouiller le
crâne du sujet, la sensation est suave. Pourtant, le dispositif paraît
rudimentaire, voire grossier. Le sujet porte de part et d'autre de la tête deux
éponges découpées en carrés, accrochées à l'aide de
bandes élastiques. Elles enveloppent deux fils électriques, ce sont en fait les
électrodes. Imbibées de sérum physiologique, elles laissent passer le courant.
"C'est
simple, indolore, et pas cher", résume Paulo Boggio. Et cela marche. La stimulation
transcrânienne par courant continu (tDCS) module l'humeur, la concentration, la
mémoire, l'apprentissage. L'objectif est de soigner une
dépression, de soulager les
douleurs ou d'aider le patient à retrouver sescapacités cognitives et motrices après un
accident vasculaire cérébral.
DÉROUTANTE SIMPLICITÉ
L'idée n'est pas neuve. Déjà,
dans la Rome antique, Scribonus Largus, médecin de Claudius, posait
des raies électriques sur le front des patients. Il y a aussi eu les
électrochocs, remis au goût du jour sous le nom
d'"électroconvulsivothérapie". Mais, dans ce cas, il y a anesthésie
générale et déclenchement de crise d'épilepsie. Le courant est bref et élevé.
Dans la tDCS, le courant est continu, infime. Il s'agit de "moduler
subtilement l'activité spontanée des neurones",explique Alberto Priori,
chercheur à l'université de Milan. Le courant continu sensibilise les neurones en augmentant ou en diminuant
leur potentiel membranaire. Et les rend plus ou moins prompts à décharger.
Depuis dix ans, les études avec
tDCS explosent, leur nombre a doublé entre 2010 et 2011. Cet
enthousiasme provient de sa déroutante simplicité. Contrairement à toute une
gamme de techniques de neurostimulation, elle est "non invasive" :
les électrodes ne sont pas implantées dans le cerveau mais simplement posées à
sa surface. Aucun effet secondaire non désirable n'a encore été répertorié.
Début février, une étude
conséquente publiée dans la revue JAMA
Psychiatryconfirmait l'amélioration de l'humeur de patients
dépressifs après six semaines de sessions de tDCS, contrôlée par les scores sur
l'échelle de dépression Montgomery-Asberg. En 2011, c'était l'amélioration de
la mémoire visuelle chez des patients atteints d'Alzheimer qui
était prouvée, avec des effets qui restaient mesurables quatre semaines après
les sessions de tDCS. Des études ont aussi été menées chez des patients atteints de troubles de langage (aphasie), qui
ont vu leurs capacités augmenter. Dans ce cas,
les électrodes avaient été placées au plus proche des régions qui contrôlent le
langage (aire de Broca).
"BEAUCOUP D'INCONNUES
SUBSISTENT"
Les chercheurs restent prudents :
la tDCS n'en est qu'à ses débuts, sans base théorique précise. Les équipes
expérimentent, tâtonnent. "Cela reste empirique",
témoigne Emmanuel Haffen,
praticien hospitalier au CHU de Besançon qui coordonne à une étude française portant sur l'impact de la tDCS su la
dépression sévère. "Beaucoup d'inconnues
subsistent", rapporte David Szekely, praticien au CHU de Grenoble,
lui aussi associé à cette étude.
En neurosciences, on ne pense
plus le cerveau en termes de régions mais de réseaux. Ainsi, si les chercheurs
s'appliquent à poser les
électrodes sur les régions cibles - il semble logique, par exemple, de stimuler les
régions que l'on sait impliquées dans la formation du
langage si l'on veut améliorer cette
dernière fonction cognitive -, il est impossible de prédire les
résultats.
La stimulation peut aussi toucher à d'autres
réseaux, d'autres fonctions. Surtout, les études semblent se disperser :
dépression, addiction au tabac, récupération de fonctions cognitives chez des patients qui sortent du
coma. "On cherche à l'appliquer dans
beaucoup de pathologies différentes, cela dessert
peut-être la technique, admet David Szekely. Mais, derrière, il y a
quand même des mécanismes d'action spécifiques." Ainsi, certains
groupes, notamment enAllemagne, étudient la technique en elle-même,
tentent de comprendre son
fonctionnement en travaillant sur des modèles animaux.
"NEUROLOGIE COSMÉTIQUE"
La tDCS en est à l'état de
recherche, elle n'est pas encore autorisée comme traitement. Mais, selon Paulo
Boggio, elle a un "grand avenir dans le
champ médical". Elle pourrait venir en
substitution ou en complément aux traitements pharmacologiques, par exemple lorsque
le patient est résistant aux médicaments. Des contrôles seraient alors
nécessaires : qui pratiquerait la neurostimulation, le patient ou le praticien
? Combien de fois par jour ? Les chercheurs pensent déjà à ces questions
pratiques.
Alberto Priori détaille un
prototype développé par une start-up rattachée à l'université de Milan et à
l'hôpital Maggiore de Milan.
Préprogrammable par un médecin, la petite unité peut être utilisée par
le patient, chez lui. Distribué par la compagnie britannique MagStim,
l'appareil est présenté en kit : un écran électronique pour régler les
paramètres, une boîte stimulatrice et un bonnet dans lequel sont placées les
électrodes. "A des fins, à la fois, de recherche et d'usage
clinique", indique le site de l'entreprise.
La commercialisation n'est pas
loin. Et avec elle les dérives de neurostimulation à des fins non
thérapeutiques. Stimuler son
cerveau pour avoir une meilleure
concentration, une meilleure mémoire. On entre dans le champ de la
"cognition augmentée". Roy Hamilton, neuroscientifique à l'université
de Pennsylvanie, est un des premiers à parler de "neurologie cosmétique". "L'amélioration
des capacités cognitives commence à avoir un écho dans
le public. Cela prend la même voie que la chirurgie esthétique, et les
scientifiques doivent être prêts
éthiquement", explique-t-il. Selon lui, les neuroscientifiques
risquent de subir la pression
d'individus non malades - de potentiels clients et non plus des patients.
Chirurgie esthétique, amélioration de l'intellect... le parallèle est posé.
La tDCS séduit. Sa simplicité est
aussi à redouter, et avec elle
l'amateurisme. Sur YouTube, on découvre ainsi un tDCS "fait maison" : "J'ai
branché mon cerveau avec le tDCS et je suis toujours VIVANT !", se vante l'internaute. Le propos est
atterrant : "Je pensais que cela me ferait plus de choses." Si,
dans les expériences en laboratoire, aucun effet négatif n'a encore été
reporté, de telles pratiques alertent les scientifiques.
Eloïse Layan
En France, la dépression à
l'étude
Les premiers programmes de recherches avec la tDCS ne remontent en France
qu'à 2009, notamment à Lyon avec l'équipe d'Emmanuel Poulet, qui l'utilise dans
le traitement des hallucinations auditives.
Désormais, en psychiatrie, on compte une dizaine d'équipes qui commencent à
exploiter la technique. C'est le réseau STEP (stimulation transcrânienne en
psychiatrie), rattaché à l'Association française de
psychiatrie biologique et neuropsychopharmacologie (AFPBN).
OBJECTIF AMBITIEUX
Ainsi, en 2012, une étude pluricentrique a été lancée pour tester la tDCS
dans la dépression. Financée par le programme hospitalier de recherche clinique
de 2011, elle regroupe six équipes (Grenoble,
Lyon, Rennes, Ville-Evrard, Strabourg et Besançon) et s'étend sur trois ans.
L'objectif est ambitieux : 120 patients, divisés en deux groupes (placebo
et tDCS active). 60 personnes atteintes de dépression suivront deux sessions
quotidiennes de tDCS de trente minutes, pendant cinq jours. Les résultats
seront relevés quinze jours, un mois, puis six mois après la semaine de
traitement.
L'étude touche ainsi à une interrogation cruciale : la permanence des
effets. Car, si les résultats résistent au temps, la technique pourrait être
préférée à d'autres méthodes de neurostimulation, notamment à la TMS (trancranial
magnetic stimulation), déjà utilisée cliniquement, qui n'empêche pas les
rechutes.
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